La Double Mort de l’horloger

André Engel

Spectacle créé à partir de deux pièces inédites de Ödön von Horváth : Meurtre dans la rue des Maures et L’inconnue de la Seine, rassemblées sous le titre générique  La Double Mort de l’horloger
Mise en scène André Engel

Texte français de Henri Christophe
Adaptation André Engel et Dominique Muller
Dramaturgie Dominique Muller
Scénographie Nicky Rieti
Lumières André Diot
Costumes Chantal de la Coste
Son Pipo Gomes
à la mise en scène Ruth Orthmann

Avec
Caroline Brunner, Yann Collette, François Delaive, évelyne Didi, Yordan Goldwaser, Jérôme Kircher, Gilles Kneusé, Manon Kneusé, Arnaud Lechien, Antoine Mathieu, Tom Novembre, Ruth Orthmann, Julie-Marie Parmentier, Natacha Régnier, Marie Vialle.

Production
Le Vengeur Masqué et Théâtre National de Chaillot (producteur délégué) avec toutes les équipes et les ateliers du théâtre National de Chaillot

Co-production
l’Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne
Avec la participation du Jeune Théâtre National

Création du 17 octobre au 9 novembre 2013 au Théâtre National de Chaillot.

Il sera par la suite en tournée :

à l’Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne les 19 et 20 novembre 2013

au Théâtre de Carouge – Atelier de Genève du 26 novembre au 7 décembre 2013

au Théâtre National de Toulouse Midi-Pyrénées du 11 au 14 décembre 2013

Notes sur un projet théâtral

Il faut de l’audace, et plus que cela : il faut une idée pour vouloir monter aujourd’hui, comme André Engel en a le projet, non pas une, mais deux pièces inédites d’Ödön von Horváth. Quelle est donc cette idée ? Pour la comprendre, commençons par les deux pièces en question.

Notes pour une intrigue en 1923 : un horloger est mort assassiné. Nous ne savons pas quand. Son meurtrier semble perdre la raison. Il tente de revoir sa mère, revient sur les lieux du crime ; traqué par la police, il finit par se pendre dans le salon bourgeois de la demeure familiale. En apparence, rien de plus banal (si les gens heureux, à ce qu’on dit, n’ont pas d’histoire, souvent les gens malheureux n’en ont pas non plus). Pourtant, rien de moins simple quand on y regarde de plus près. Sous le laconisme du fait divers, un monde fantastique se laisse entrevoir, pareil à un filigrane du réel soudain saisi à contrejour. Meurtre dans la rue des Maures est la plus ancienne pièce de Horváth à être conservée dans son intégralité ; créée à Vienne en 1980, elle ne l’a jamais encore été en France.

Notes pour une intrigue en 1933 : un horloger va être cambriolé. L’affaire tourne mal, il surprend ses voleurs et est assassiné. Son meurtrier parvient à s’enfuir. Au nom de leur amour naissant, une jeune femme est prête à lui fournir un alibi. Mais dès qu’il est tiré d’affaire, l’assassin se réconcilie avec celle qu’il épousera, et celle qui l’a sauvé met fin à ses jours. Encore une histoire simple, celle d’un « salaud », comme dit Engel, et d’une solitude qui s’évanouit sans laisser de traces – ou presque. L’Inconnue de la Seine, également inconnu dans notre pays, ne fut monté qu’en 1947, à Linz, neuf ans après la mort de son auteur ; ce drame de la maturité est donc postérieur à des pièces comme Sladek, soldat de l’armée noire, La Nuit italienne ou Légendes de la forêt viennoise, qui valurent à Horváth d’obtenir à 30 ans, en 1931, le prestigieux prix Kleist.

Comme on voit, ces deux pièces que dix ans séparent ont plus qu’un air de famille. L’une et l’autre ont pour pivot l’assassinat d’un horloger et ses conséquences. L’une et l’autre scandent les événements en trois étapes, alternant les tableaux d’intérieur et d’extérieur. L’une et l’autre reviennent à leur point de départ : Meurtre dans la rue des Maures part d’un salon bourgeois et nous y ramène, après un détour aux abords de la scène du crime ; symétriquement, L’Inconnue de la Seine nous montre d’abord le meurtrier qui s’ignore en repérage près de l’atelier de sa future victime, avant de conclure sur les mêmes lieux, quelques années plus tard. Grand connaisseur de l’oeuvre d’Horváth (dont sa première mise en scène, Légendes de la forêt viennoise, remonte à 1992), André Engel est donc fondé à voir dans ces deux oeuvres des variations sur un même thème fondamental.

En musique, les variations ne prennent tout leur sens que par les contrastes qu’elles forment, ce qui exige en principe qu’elles soient toutes exécutées lors d’un récital. En va-t-il de même ici ? À la lecture, le simple rapprochement des deux séries d’événements formant la trame de chaque pièce permet sans doute de mieux cerner ce qui fait la singularité de chacune. Cela dit, toutes deux constituent bien des oeuvres indépendantes, conçues comme telles par leur auteur, et pouvant être réalisées pour elles-mêmes. Les monter d’un seul trait, au cours d’une unique soirée, ne se justifie que si elles s’entre-expliquent – autrement dit, uniquement à la condition qu’en s’éclairant et en se renforçant l’une l’autre, elles nous disent ensemble quelque chose de plus que leur signification particulière, faisant jaillir de leur confrontation un supplément de sens non pour le seul lecteur, mais pour le spectateur aussi. En quoi donc le geste de la mise en scène peut-il leur conférer un relief inédit ?

C’est ici qu’intervient l’idée d’Engel. En apparence, elle est aussi simple que les pièces elles-mêmes ; par ses implications, elle n’est pas moins riche. Lecteur, André Engel a été sensible aux écarts d’une pièce à l’autre, écarts qui sont le fruit d’une décennie cruciale non seulement pour leur auteur, mais pour l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe. Entre 1923 et 1933, la République de Weimar passe de l’hyperinflation à l’élection d’Adolf Hitler à la chancellerie : la crise politique et sociale s’est aggravée jusqu’au paroxysme. Quelque chose y répond dans l’écriture de Horváth, qui passe d’un lyrisme expressionniste avançant par éclats et déchirures abruptes à une sorte de féerie noire où le mystère, au lieu de se concentrer dans certaines expressions fulgurantes, semble désormais imprégner impalpablement l’atmosphère d’ensemble. Dans Meurtre dans la rue des Maures, la déraison est donnée à voir sous forme explicite, et la dimension fantastique s’incarne dans la figure d’un spectre : celui de la victime, qui revient tourmenter son meurtrier (d’ailleurs, ce spectre n’est peut-être rien de plus que la vision d’un esprit en proie au délire). Dans L’Inconnue de la Seine, plus personne n’est fou, et les fantômes se sont retirés : à leur place (peut-être) ne reste qu’une jeune femme sans nom, venue on ne sait d’où – et si elle surgit d’un au-delà dont elle serait la messagère, alors l’ange qu’elle aura été s’évanouit en emportant son secret dans la tombe. En 1923, le désespoir est aigu, affolant mais conscient ; en 1933, avec toutes les apparences du « bonheur », le désenchantement est diffus, informulé. Immémorial. Inavouable. Et c’est sans doute encore plus grave.

Recommencer le monde – comme si l’on pouvait tuer non pas un horloger, mais la machine infernale du temps lui-même. Et puis revenir sur ses pas, jusqu’au carrefour crucial où se joue toute une existence. Remonter en amont d’un acte fatal et voir surgir, au détour d’une rue, un visage inconnu qui est comme une promesse de salut, l’ouverture d’un avenir neuf. Prendre une main qui se tend, y déposer sa vie – et puis la rejeter, comme si le désespoir aussi était passé d’une paume à l’autre… Engel, metteur en scène, a eu l’intuition que c’est là ce qu’il fallait donner à voir : le mouvement intérieur, à dix ans de distance, qui conduit d’une pièce à l’autre, l’une et l’autre interprétées par les mêmes comédiens. Comme si la première était une sorte de répétition générale de la seconde, ou la seconde la réitération inconsciente, accablante, de la première. Engel voit donc dans le meurtre de la rue des Maures une scène qui va se rejouer – soit pour donner au criminel une deuxième chance, soit au contraire pour le contraindre à confirmer et redoubler sa damnation (ou son karma) en le privant de cette solution de facilité qu’est le néant trop vite rejoint. Le spectre visible de la première pièce cède donc la place à un invisible « spectre de spectre », si l’on ose dire. Car dans Meurtre dans la rue des Maures, la présence d’un autre monde permet peut-être encore d’espérer en une sorte de justice transcendante, mais tout espoir de ce genre est vain dans L’Inconnue de la Seine, où ce n’est même plus le criminel qui met fin à ses jours, mais la jeune femme qui voulait le sauver. Et l’eau de la Seine, fleuve d’oubli, se referme sur la pauvre vie qui s’y jette, avec une impassible cruauté…

Chaque acte est peut-être mystérieusement doublé d’un revers inaccessible à la conscience. Chacun est peut-être rejoué, en un temps d’avant le temps, comme une chance à la fois offerte et perdue. Et dans l’ombre où ses deux faces se rejoignent, innocence et culpabilité s’étreignent jusqu’à se confondre, à notre insu… Sept ans après Le Jugement dernier (qui triompha à l’Odéon et obtint le Prix du meilleur spectacle, décerné par le Syndicat de la critique dramatique), André Engel, à l’occasion de ses retrouvailles avec l’un de ses auteurs de prédilection, épouse à nouveau les intuitions d’Horváth pour y toucher l’une de ses cordes les plus sensibles et les plus théâtrales : le drame de la répétition s’y fait sur scène, comme en nos rêves, l’image énigmatique et transparente de l’existence.